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Que c'est beau, la nuit !

Lise Brault  

Au crépuscule, les ombres s'allongent puis s'estompent et le temps s'arrête.  Quand le dernier rayon de soleil a disparu sous l'horizon, le vent tombe, les fleurs plient sous le poids de leur corolle et se referment, les oiseaux rentrent au nid et les enfants ferment les yeux.  L'activité fébrile de la journée fait place à la quiétude et au recueillement.

La nuit, on ne parle pas : on chuchote.  La nuit, c'est le moment rêvé pour s'entendre penser, pour penser aussi longtemps qu'on en a envie sans être interrompu.  Le téléphone ne sonne pas, la nuit.  Mes voisins d'en haut ont cessé de marcher et tout l'appartement baigne enfin dans le silence et la félicité.

Il est une heure du matin.  Je jette un coup d'oeil à la fenêtre.  Dehors, dans la rue déserte, je vois sous le réverbère quelques voitures qui circulent encore; elles rentrent au bercail, sans doute.  Un autobus passe, comme un aquarium illuminé.  J'ai vu dans sa lumière blafarde un seul passager qui s'apprêtait à descendre et ainsi donc à abandonner le chauffeur à la nuit.  Que ce doit être triste de devoir traverser la nuit tout seul dans un autobus désert.

Je ferme le rideau et remonte le thermostat d'un cran.  Sans me presser, je vais à la cuisine et me fais une bonne tasse de café fort.  À une heure pareille?   Ah, mais j'ai tout mon temps, c'est la nuit.

Je vais ensuite au salon où je fais la lumière près du fauteuil qui m'attend.  Je dépose ma tasse sur la table à café et me tourne instinctivement vers la bibliothèque, le coeur battant.  C'est le moment dont j'ai rêvé toute la journée.

Qu'est-ce que ce sera, ce soir?  Les garennes de Watership Down?  Voyage au bout de la nuit?  Les raisins de la colère?  Il y a de ces romans qu'on relirait deux, trois fois sans jamais se lasser.  " Encore! Encore! ", que je m'entends supplier ma tante, quand j'avais cinq ans, alors qu'elle venait tout juste de me raconter l'histoire du Petit chaperon rouge.

Alors, ce soir, qu'est-ce que ce sera?  Steinbeck?  Dostoïevski?  Tolkien?  Mes yeux parcourent le trésor et ma main hésite.  C'est le moment magique, le moment sacré où je m'apprête à passer dans un autre monde.

Oh, que c'est beau, la nuit!