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Grégoir et la Folle

Lise Brault  

Il y a plusieurs siècles avant notre ère, vivaient au creu d'une vallée quelques braves paysans répartis dans une vingtaine de chaumières.  C'était une époque où les gens du peuple étaient illettrés et les superstitions allaient bon train, servant à expliquer l'inexplicable.

 Quelque peu à l'écart, au bout du chemin qui traversait le village et se terminait tout en haut dans la forêt, vivait dans une mansarde une vieille dame qu'on surnommait la Folle.  Si elle avait un nom, on l'avait oublié et on ne l'appelait plus que par ce sobriquet.  On eut été bien en peine de lui reprocher quoi que ce soit car elle ne descendait pour ainsi dire presque jamais au village.  Disons simplement qu'elle n'inspirait guère confiance.

 Elle vivait en solitaire et se nourrissait des maigres produits de son potager ou du rare gibier qu'elle piégeait.  Il faut dire qu'elle faisait plutôt peur à voir : maigre comme un clou et toujours vêtue de haillons, elle avait le visage émacié, la bouche édentée, l'haleine fétide, des doigts crochus et une longue tignasse en broussailles.  Et en guise de conversation, elle grognait plus qu'elle ne parlait.

 Si vos intentions étaient bonnes, vous pouviez toujours vous risquer à l'aborder; quoique ce fut peine perdue car, disait-on, elle semblait trop sonnée pour soutenir une conversation normale.  Si vous vous en approchiez avec l'intention de la harceler, cependant, on eut dit qu'elle le devinait et elle se mettait alors à siffler comme un chat, prête à vous sauter dessus.

 En fait, la Folle avait si mauvaise réputation que lorsqu'on voulait faire se obéir des tout-petits, on n'avait qu'à murmurer « Si tu n'es pas sage, on va t'emmener chez la Folle ».

 Elle était à tout jamais bannie du clan et on ne se gênait guère pour la dénigrer ou pour s'amuser à ses dépens.  Ainsi, lorsqu'elle revenait de la rivière avec deux seaux remplis d'eau, les enfants en profitaient souvent pour faire les fanfarons et s'amusaient à lui lancer des pierres pour lui faire renverser son eau, puis ils déguerpissaient en rugissant comme des hyènes.

 Mais là ne s'arrête pas le mystère qui entourait ce personnage pittoresque.  La rumeur voulait que quiconque s'aventure près de chez elle un soir de pleine lune en revienne complètement dément.

 Les rares imprudents qui avaient enfreint la consigne avaient payé cher leur témérité, parfois même de leur vie.  À preuve, le fils du meûnier, ce vaillant gaillard qu'on avait dû abattre parce qu'il avait tenté de décapiter sa fiancée le lendemain d'une visite chez la Folle, un soir de pleine lune.  Ou encore la femme du forgeron qui, fer rouge à la main, avait pourchassé les membres de sa famille en vociférant des abominations, toujours le lendemain d'une visite chez la Folle à la pleine lune, et qu'on avait dû abattre également.

 À l'aide de son couteau de chasse, la Folle tailladait des dessins étranges sur l'écorce des arbres.  Dans son potager, elle cultivait des plantes singulières que personne n'aurait osé goûter.  Et il y avait ces chansons bizarres, comme des incantations, qu'on disait l'entendre fredonner toute seule, le soir, dans sa mansarde et à la lueur d'une chandelle qui n'avait rien de naturel.  En fait, personne ne se faisait d'illusions : ce ne pouvait être qu'une sorcière.

 Fait curieux, cependant : non seulement les animaux sauvages ne la craignaient pas, mais ils venaient littéralement lui manger dans la main.  Ce qui avait l'heur de choquer les chasseurs des environs qui auraient bien voulu mettre la main sur un cerf ou autre précieux gibier qui flânait impunément dans le potager maudit.

 En fait, une seule personne au village ne semblait ni la craindre, ni la mépriser.  C'était un adolescent dénommé Grégoir, un simple d'esprit qui, malgré sa carrure de géant, avait conservé une cervelle d'enfant.  Il avait toujours les cheveux en broussailles, de grosses mains malhabiles et il ne savait que se mettre les pieds dans les plats.

 Bien qu'il ne fut pas exactement muet, Grégoir élevait rarement la voix.  Tout au plus n'émettait-il que quelques gémissements quand il se blessait ou encore lorsqu'un de ses trois frères, tous plus âgés que lui, s'amusait à le faire sursauter en le surprenant par derrière.

 Depuis sa tendre enfance, Grégoir avait pris l'habitude d'aller rendre visite à la Folle presque tous les jours.  Ses parents ne prisaient guère ces escapades au début, mais ils se firent peu à peu à l'idée lorsqu'ils constatèrent que leur fils revenait souvent de ces visites avec la bouche encore toute barbouillée de miettes fraîches et de bonne graisse.  Bien qu'ils ne se le seraient jamais avoué, ils étaient heureux de s'en défaire à si bon compte car ce grand idiot de fils, qui ne savait guère subvenir à ses besoins les plus élémentaires, mangeait comme un ogre et leur coûtait cher.

 Sans aller jusqu'à dire que la Folle aimait Grégoir, elle semblait tolérer sa présence comme s'il eut été de sa propre famille.  Quelqu'un crut même avoir vu la vieille sourire, un jour, alors qu'elle regardait l'enfant s'amuser avec des lièvres au milieu de son potager.

 Grégoir savait pertinemment, pour se l'être fait répéter cent fois, qu'il était absolument défendu d'aller chez la Folle les soirs de pleine lune.  Toutefois, comme pour beaucoup d'adolescents, simples d'esprit ou non, l'interdiction ne faisait qu'exacerber sa curiosité.  Il décida donc un jour d'enfreindre la consigne et se promit de faire une fugue chez elle à la prochaine pleine lune.

 La nuit venue, alors que tout le monde dormait dans la chaumière familiale, il s'esquiva et, se guidant au clair de lune, il emprunta le sentier qui menait tout en haut, à l'orée de la forêt.

 Sans faire de bruit, il s'approcha de la mansarde, attiré par la fenêtre d'où émanait une lueur étrange, un peu semblable à celle de la lune.  Puis il jeta un coup d'oeil à l'intérieur.  Ce qu'il vit alors lui coupa le souffle.  Médusé, il resta ainsi, les yeux écarquillés, à contempler le spectacle pendant de longs moments, sans se douter que cette nuit allait changer sa vie.

 Une lumière forte et bleutée, tout à fait insolite, éclairait l'unique pièce de la cabane.  Et cette lumière semblait provenir d'une simple boîte noire d'environ 30 centimètres.  Mais ce qu'il y avait de plus étrange, c'était que la boîte contenait de minuscules personnages humains qui se mouvaient à l'intérieur.

 La Folle, qui avait posé l'objet sur le plancher, était acroupie devant et tapait dans ses mains au rythme d'une musique tout aussi étrange que les images.  Appuyé sur le rebord de la fenêtre et la bouche grand ouverte, Grégoir demeura longtemps ainsi à contempler le spectacle.  N'eut été sa crainte d'alerter la vieille, il aurait bien aimé faire le tour de la boîte pour voir les mains du marionettiste qui agitaient si habilement les petits personnages.

 Voulant se rapprocher davantage, il tenta d'introduire ses larges épaules par le trou de la fenêtre mais dans sa hâte, il perdit pied, tomba à la renverse et s'écrasa dans un buisson avec un tel fracas que des battements d'ailes et des cris d'animaux, réveillés en sursaut, retentirent dans toute la forêt.

 Au même instant, la lueur incandescente disparut à la fenêtre et il entendit la Folle hurler :

 — QUI EST LÀ !!!

 Sans attendre de réponse, elle bondit hors de sa cabane et, mains sur les hanches, elle se mit à scruter les ombres argentées de la forêt.  Lorsqu'elle entendit gémir la voix étouffée de Grégoir, toutefois, son visage se détendit, puis elle se mit à rire à gorge déployée en apercevant son compagnon sur le derrière.

 — Pauvre Grégoir, dit-elle en hochant la tête, c'est toi.  Viens ici, mon grand, fit-elle en lui tendant la main pour l'aider à se relever.

 À la fois soulagé et surpris de voir la vieille sourire, Grégoir saisit la main tendue et suivit la Folle à l'intérieur de la cabane.  Elle referma la porte derrière eux, plongeant la cabane dans l'obscurité, puis elle ordonna à son visiteur de s'asseoir par terre.  Comme il n'avait jamais mis les pieds dans la cabane, il n'était pas très rassuré.  Mais il lui obéit et elle lui chuchota à l'oreille :

 — Si tu es sage, je vais te montrer quelque chose.  Mais tu seras sage, hein?

 « Oui, oui » acquiesça Grégoir dans l'obscurité avec sa grosse tête, sans songer qu'elle ne pouvait pas le voir.

 Sur ce, le fameux carré noir s'illumina à deux pas devant lui.  Ébahi, il écarquilla les yeux à nouveau.  Et tandis qu'une musique jouait, les petits personnages défilaient devant lui.  Toutefois, lorsqu'un visage d'homme en gros plan le regarda droit dans les yeux, il prit peur.  Se levant d'un bond, il courut se recroqueviller dans un coin de la cabane et se mit à gémir en se couvrant la figure de ses mains.

 — N'aie donc pas peur, dit la vieille, cet homme ne te voit pas.

 Mais Grégoir continuait de se couvrir le visage.  Quelques minutes s'écoulèrent puis, sur l'insistance de son hôte, il risqua enfin un regard entre ses doigts écartés.

 Après deux ou trois minutes, toutefois, les images s'embrouillèrent et disparurent, l'écran ne devint plus qu'un carré bleu et émit un sifflement strident.  Épouvanté, Grégoire se couvrit les oreilles et regarda la Folle d'un air ahuri.  Mais celle-ci semblait avoir la situation bien en main car elle appuya sur un bouton, fit taire le vacarme et alluma une bougie.  Constatant que Grégoir la regardait avec des yeux fous, elle lui sourit et lui ébouriffa les cheveux pour le rassurer.

 — Tu n'as vraiment rien à craindre, je t'assure!  C'est un cadeau du ciel.  Pauvre petit... murmura-t-elle.

 Comme elle continuait de le regarder en souriant, il reprit peu à peu courage et se releva, tout en ne quittant pas la boîte des yeux.  Puis il s'en approcha lentement et avança la main.

 — PAS TOUCHE !!! cria tout d'un coup la vieille en lui pointant l'index sous le nez.

 Grégoir retira aussitôt la main d'un geste vif, comme s'il avait failli toucher des charbons ardents.

 — Tu veux savoir ce que c'est, hein, petit curieux? dit-elle en adoucissant le ton.  C'est un secret, lui chuchota-t-elle pendant qu'elle versait de l'eau fraîche dans un goblet qu'elle lui tendit.

 — Tiens, avale ça.  Ça va te remettre de tes émotions.

 — Grégoir vida le gobelet d'un trait tandis que la vieille ajouta :

 — Si tu promets de ne rien dire à personne, je vais te confier mon secret, mais il te faudra attendre le lever du jour.  Allez, retourne chez toi à présent, dit-elle en saisissant le goblet vide.  Et pas un mot à personne!  Tu promets, n'est-ce pas?

 « Oh, oui » fit vivement Grégoir.

 À regret, il jeta un dernier coup d'oeil à la boîte et sortit de la cabane, puis il rentra chez lui et fut incapable de fermer l'oeil de la nuit.

 Aux premiers signes de l'aube, avant même d'entendre le premier oiseau chanter, il se rendit à nouveau chez la Folle.  Elle dormait encore lorsqu'il frappa à sa porte et elle maugréa bien un peu, pour la forme, mais elle finit par se lever.  Elle fit ensuite provision d'une gourde et d'une miche de pain qu'elle fourra dans la poche de sa robe, puis elle saisit une vieille branche en guise de canne et enjoignit son compagnon de la suivre en forêt.

 Ils marchèrent pendant deux longues heures, enjambant des ruisseaux et contournant des buissons.  Pour une vieille dame, la Folle était décidément en forme et Grégoir la suivait allègrement.  Puis la forêt déboucha enfin sur une clairière et ils se retrouvèrent devant un grand trou de terre noire.  C'était comme si la foudre y avait creusé une fosse énorme et abattu toute la végétation dans un périmètre d'environ cinquante mètres.

 — C'est ici que j'ai trouvé la boîte, dit-elle en indiquant le trou.

 Puis elle s'assit dans l'herbe, posa sa canne à ses pieds et sortit la miche de pain de sa poche.  Elle la découpa en morceaux et en tendit un à Grégoire qui prit place à ses côtés et l'écoutait tout en mâchouillant.

 — J'ai trouvé la boîte au milieu de ce trou il y a plusieurs lunes, dit la vieille en lui tendant la gourde pour qu'il se rafraîchisse.  Avec le temps, j'ai appris qu'en appuyant sur le bouton, elle émet une lumière bleue et je m'en sers pour éclairer ma maison le soir.  Une nuit, toutefois, un soir de pleine lune, lorsque j'ai appuyé sur le bouton, il y avait bien plus : de vraies images sont apparues.  J'ai vu des petits hommes et des petites femmes qui bougeaient et qui parlaient.  Je leur ai parlé moi aussi, mais ils ne me répondaient pas.  En fait, j'avais beau crier, les insulter même, les frapper au visage; mais ils ne m'entendaient toujours pas.

 Grégoir, qui buvait ses paroles, en avait oublié de manger et ne se rendait pas compte qu'un écureuil était en train de grignoter son morceau de pain par terre.

 — Le secret, mon grand, c'est la pleine lune, dit la Folle sentencieusement.  Chaque fois que la lune est pleine, les images apparaissent.  Extraordinaire, n'est-ce pas?

 Puis elle scruta les yeux de Grégoir, le temps d'apprécier l'effet de ses propos, et lui tendit un autre morceau de pain.  Elle se demandait si elle n'en avait pas déjà trop dit mais son compagnon, peu loquace, continuait à la regarder d'un air béat.  De toute évidence, pensa-t-elle, même s'il savait parler, le pauvre aurait beau raconter ça au village, personne ne le croirait.  Elle poursuivit donc son monologue.

 — Ce que j'ai remarqué de plus étrange, dit-elle en fronçant les sourcils, c'est qu'il y a toujours une étoile très brillante qui tourne autour de la lune lorsqu'elle est pleine.  Et le passage de l'étoile semble coïncider avec l'arrivée des images dans la boîte.  C'est très curieux...

 Grégoir, qui n'avait jamais vu la Folle si volubile, la regardait d'un air étonné.  Bien qu'il ne comprit qu'une parcelle de ce qu'elle racontait, son admiration ne faisait que grandir au fil de l'entretien.

 — Ça ne peut être que des images venues d'un autre monde, dit la vieille en secouant la tête comme pour signifier qu'elle était tout aussi mystifiée que lui; peut-être même d'un autre temps.  Ah, j'ai déjà tenté de leur raconter ça au village, mais à quoi bon...  Ils croient que je suis folle.

 Soudain, elle se tourna vers son compagnon, lui secoua l'épaule vigoureusement et dit :

 — Hé, toi, tu crois que je suis folle, toi aussi?

 Pour toute réponse, Grégoir se mit à se fouiller le nez laborieusement comme il en avait l'habitude lorsqu'il se trouvait dans l'embarras.  Et il semblait si absorbé par cette activité que la vieille ne put s'empêcher de sourire tout en hochant la tête.

 — Bien sûr que tu crois que je suis folle, dit-elle comme pour elle-même, mais tu es trop gentil pour me répondre, hein, petit?  Eh bien, dit-elle en soupirant, si tu veux mon avis, je pense que les gens du village préfèrent leurs superstitions et leur folklore à tout ce qui risque de leur ouvrir l'esprit.  Ah, je me demande parfois si je ne ferais pas mieux de mettre le feu à ma cabane et m'enfuir d'ici pour leur faire croire qu'on a enfin « brûlé la sorcière »  Ha!  Ça leur ferait une belle jambe, n'est-ce pas?

 Mais en se tournant vers son compagnon, elle constata sa mine apeurée et jugea qu'elle avait mal choisi ses mots pour un simple d'esprit.  Question de le rassurer, elle retrouva le sourire puis, saisissant son bâton et dit, elle se leva :

 — Allons, il faut rentrer, à présent.

 Grégoir se leva à son tour et emboîta le pas à ses côtés.

 — Si tu promets de garder mon secret, ajouta-t-elle, je te permets de revenir me rendre visite lors de la prochaine lune.

 Ravi, Grégoir hâta le pas et se mit à sautiller, comme si le fait de marcher plus vite allait faire avancer le temps.

 — Hé!  N'oublie surtout pas!  Pas un mot à personne, tu entends?

 Et ainsi, tous les soirs de pleine lune, Grégoir se rendit chez la Folle à la tombée de la nuit, attendant le moment magique.  Et ils regardèrent la télé pendant une quinzaine de minutes, le temps que durait la courte transmission par satellite.

 Au fil des mois, il vit des hommes et des femmes habillés comme des princes qui habitaient des cités immenses illuminées de mille feux la nuit.  Il vit ces hommes-dieux se déplacer sur des routes argentées dans des engins insolites et à des vitesses vertigineuses.  Ils les vit s'envoler au-dessus des nuages dans le corps d'oiseaux blancs majestueux.  Devant ses yeux défilaient des pays et des contrées que sa pauvre cervelle aurait été bien incapable d'imaginer.

 Même s'il ne comprenait pas le langage de ces hommes qui riaient, pleuraient, s'aimaient, s'entretuaient ou parfois même ressuscitaient d'un mois à l'autre, il apprit à faire des associations et se répétait intérieurement des mots mémorisait, convaincu de leur pouvoir magique.  « Je t'aime » faisait tomber les plus belles femmes dans ses bras, songeait-il.  « Haut les mains! » suffisait pour semer la terreur chez ses ennemis, etc.

 Petit à petit, il acquit une telle assurance et devint tellement érudit que les membres de sa famille commencèrent à soupçonner quelque chose.

 Un jour, un villageois rapporta aux parents de Grégoir qu'il avait surpris ce dernier au bord de la rivière en train de se dandiner en chantant à tue-tête.

 — Mon fils a parlé? s'écria la mère.  Vous êtes bien sûr que c'était mon fils?  Que disait-il donc?

 — Oh, c'était à n'y rien comprendre, dit le bonhomme.  Il répétait sans cesse « Cocacola!  Cocacola! » et il renversait la tête en arrière en feignant de boire quelque chose.

 Un autre jour, un chasseur l'avait surpris également, au milieu de la forêt cette fois et en train de pointer l'index vers des oiseaux en criant : Pan!  Pan!   Et le brave homme crut bon lui aussi de rapporter l'incident aux parents de Grégoir.  Mais ce fut une fois de trop.

 Ainsi, à la pleine lune suivante, le père et la mère firent semblant de dormir et lorsqu'ils entendirent Grégoir se lever au milieu de la nuit, ils le suivirent à pas de loup au clair de lune, sur le sentier maudit.  Dès qu'ils virent leur fils s'approcher de la mansarde, ils n'eurent plus aucun doute sur son dessein.  Ils bondirent alors hors des buissons et se ruèrent sur lui.

 — Espèce de petit malotru, l'invectiva son père en le couvrant de taloches.  Ne t'a-t-on pas prévenu qu'il ne faut pas aller chez la Folle à la pleine lune?  Allez!  Ouste!  À la maison, petit malappris!  Et plus vite que ça!

 Même si Grégoir dépassait son père d'une tête, jamais il n'aurait osé lever la main sur lui et il se contenta de plier l'échine et de couvrir sa tête de ses grosses mains pour se protéger.  Sous la ruade, il aperçut à la fenêtre incandescente la silhouette familière qui, impuissante, tantôt portait la main à sa bouche, tantôt levait les bras au ciel.

 Et c'est sous les coups de pieds et les injures que Grégoir, honteux, se laissa traîner jusqu'à la maison où il courut se réfugier sur son paillasson et fondit en larmes.  Lorsqu'il réussit à étouffer ses sanglots, il crut entendre ses parents discuter à mi-voix, derrière le paravant, et il dressa l'oreille.

 — Je savais bien qu'il y avait quelque chose de louche, murmurait sa mère.  Depuis un certain temps, on dirait qu'il se croit plus fin que tout le monde.  C'est cette Folle qui l'a corrompu, j'en suis sûre.  Elle l'a livré au diable, sapristi!

 Grégoir imaginait l'air sévère de son père qui fronçait les sourcils et qui acquiesçait à chaque sentence.

 — Il n'a encore tué personne, murmura enfin la grosse voix paternelle, mais.... 

 — ... mais, coupa la mère, doit-on attendre qu'il le fasse?  Soyons francs, mon homme : tu sais comme moi qu'il n'en est pas à sa première visite chez la Folle à la pleine lune.  Et tu te souviens de ce qui est arrivé au fils du meûnier, n'est-ce pas?

 — Hmm...

 — Et à la femme du forgeron et... et...  Oh, nous sommes en grand danger!  Il faut absolument faire quelque chose avant qu'il ne nous arrive un malheur! 

 —  Hmm...

 — C'est pas compliqué, décréta enfin la mère sur un ton ferme : c'est lui, ou c'est nous.   Tu me comprends, n'est-ce pas?

 S'ensuivit un long silence, un froissement d'étoffe, un bruit de pas, puis le père se racla la gorge et dit :

 — Tu as malheureusement raison, ma femme.  Nous ne pouvons plus garder ce fils avec nous, ajouta-t-il en soupirant, quoique trop heureux d'avoir enfin trouvé une raison de se débarrasser de ce grand fainéant à l'estomac insatiable. 

*     *     *

Le lendemain matin, à quelques pas seulement du village, on trouva le corps de Grégoir dans la forêt, pendu à un arbre.  Entre ses doigts crispés, il tenait un oiseau sculpté dans un morceau de bois blanchi par le soleil.  L'oiseau avait les ailes déployées et deux petites aspérités lui pendaient sous le ventre — on eut dit deux minuscules roues de charette.

 — Quelle idée saugrenue! murmurait-on en hochant la tête.

Et sur le corps de l'oiseau étaient gravés des symboles indéchiffrables :

AMERIQUE AIRLINES

 — Sans doute un message satanique, acquiescèrent les braves gens venus contempler le malheureux spectacle.

 — Ce n'était pas un méchant garçon, il était juste un peu sonné.

 — Mais un suicide, tout de même...  Qui aurait cru...

 — Dieu ait son âme.

Et tandis que tout un chacun y allait de ses commentaires, tout en haut du village, dans une cabane en flammes que personne n'avait encore aperçue, une vieille dame était étendue sur son paillasson et se laissait consumer par le chagrin.