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Hit & Run

Lise Brault  

Elle a cinquante-cinq ans.  Elle est célibataire, sans enfants et sans attaches.  Toute sa vie, elle a trimé dur dans une manufacture de tapis et depuis qu'elle est à la retraite, elle mène sa vie comme elle l'entend.  Bien qu'elle habite la ville, elle préfère la vie au grand air car elle est née à la campagne.  Sa forte ossature supporte bien les quelques kilos en trop et à vrai dire, elle ne s'est jamais souciée plus qu'il ne faut de son apparence.  Elle porte les cheveux courts, a le verbe haut, le rire facile, et elle ne déteste pas lever le coude de temps à autre.  Bref, elle est ce qu'on appelle d'un naturel « bon vivant ».

  Dans sa famille, à Caraquet, on la surnomme la Tomboy.  La dernière fois qu'elle a accueilli son cousin venu lui rendre visite à Montréal, elle lui a flanqué une telle tape dans le dos que le gaillard a failli en perdre son dentier.  La Grosse Suzie, la Grande Varlope du « Y », la surnomment affectueusement ses copines du YWCA où elle se rend régulièrement pour faire des exercices de musculation.  Son véritable nom est Suzie Q...  C'est une fière descendante de ces Acadiens déportés qui ont jadis parcouru le chemin du retour vers leurs terres ancestrales, au Nouveau-Brunswick. 

 Revêtue de sa sempiternelle chemise à carreaux et de ses salopettes trop amples, elle roule en pleine nuit dans sa Ford Pick-up depuis deux bonnes heures déjà, dans un coin perdu des Cantons de l'Est.  Elle est à la recherche d'un petit village qu'on surnomme le paradis de la chasse et de la pêche ».  Elle n'a peur de rien, possède l'endu- rance de trois bucherons et pratique elle-même la chasse et la pêche depuis sa tendre enfance.  Et elle a abouti, ce soir, dans ce chemin de terre qui semble mener nulle part. 

 Des petits yeux brillent parfois dans ses phares : des chats des fermes avoisinantes, des renards ou des lièvres apeurés.  Et elle continue de rouler à vive allure, soulevant sur son passage un nuage de poussière qui retombe sur les framboisiers sauvages en bordure de la route.

 Le chemin était pourtant bien indiqué sur la carte : à la sortie 68 de l'autoroute, on tourne à gauche; et à l'annonce du pont couvert, on pique à droite.  En deux kilomètres tout au plus, elle aurait dû déboucher sur la Rivière Yamaska.  Mais elle roule depuis au moins dix minutes et elle ne voit dans l'obscurité que des champs, du brouillard, des arbres qui ressemblent à des spectres, encore des champs et toujours cette maudite forêt qui n'en finit plus.  Elle s'est sûrement trompée de fourche, songe-t-elle.

 Elle cherche un endroit où faire demi-tour lorsque tout à coup, une silhouette sortie de nulle part vient se braquer devant ses phares.  Elle voit deux bras qui se couvrent la figure et Bang! son véhicule encaisse le choc dans un bruit sourd.

 — Oh, shit, j'ai heurté quelqu'un! fait-elle en enfonçant la pédale de frein au plancher.

 En stoppant, sa tête va percuter sur le volant et puis tout s'arrête.  Seuls le ronron du moteur et les candrans incandescents du tableau de bord la maintiennent en contact avec la réalité.  Encore tout étourdie, elle relève la tête et se la secoue énergiquement pour reprendre ses esprits.  Puis elle se retourne vivement et jette un coup d'oeil à la vitre arrière : c'est la noirceur totale, le néant.  Sapristi, où est-il passé?

 Elle éteint le moteur mais laissse les phares allumés et voit danser dans les faisceaux des moustiques et des papillons de nuit.  « Bon sang, dans quel trou est-ce que t'es venue te fourrer, Suzie-Q...» maugrée-t-elle.

 Par prudence, elle allume les clignotants arrières puis elle étire le bras vers le coffre à gants et, à tâtons, elle en ressort une lampe de poche.  Enfin, elle ouvre la portière, descend pour se dégourdir les jambes et se retrouve dans l'obscurité, sous un ciel sans lune et sans étoiles, au creu d'une vallée brumeuse qui sent la bouse de vache.  On n'est sans doute pas très loin d'une ferme, songe-t-elle.

 À la recherche du blessé, elle se dirige vers l'arrière du véhicule et avance en longeant le bord de la route tandis que les cailloux craquent sous ses pas.  À l'aide de sa lampe, elle fouille le ravin qui jonche la route et qui se fond dans la noirceur de la forêt, mais elle ne voit personne.

 — Est-ce que j'ai rêvé? se demande-t-elle en faisant un bref tour d'horizon.  Oh, Dear God, faites que je rêve, balbutie-t-elle.

 Elle revient sur ses pas, se place au-devant de la Ford et en examine soigneusement le pare-choc.

 — Christ Almighty!  Du sang!

 Elle n'a plus de doute, à présent, se dit-elle en passant le doigt sur une tache encore toute fraîche.  Elle a bel et bien heurté quelqu'un.

 Vite, elle fait demi-tour et éclaire à nouveau le ravin.  En scrutant l'obscurité plus attentivement, elle aperçoit enfin le corps qui gît, tout au fond du ravin, à environ dix mètres plus bas.  Un jeune homme dans la vingtaine, lui semble-t-il.

 Les jambes en compote, elle tente d'amorcer une descente mais elle glisse malencontreusement sur l'herbe mouillée.  En échappant sa lampe de poche qui roule et atterrit sous le menton du blessé, elle fait une culbute et se retrouve nez à nez avec le faciès du moribond.

 — Aïe!!! s'écrie-t-elle en se relevant d'un bond.

 Elle recule et secoue vigoureusement la boue de ses salopettes.

 — Allons bon, un peu de calme, Big Suzie, dit-elle tout haut pour se donner du courage.

 Elle jette un coup d'oeil aux alentours et écoute attentivement : aucune voiture en vue à part les clignotants rouges du Pick-up tout en haut.  Pas le moindre bruit non plus, si ce n'est le vacarme assourdissant d'un millier de grillons dans la nuit, seuls témoins de son crime.

 Que va-t-elle faire à présent?  Elle se rapproche du corps, se penche au-dessus et l'éclaire de sa lampe.  Le gars ne bouge pas.  Il porte un blue jeans et son T-shirt blanc est maculé de sang.  Lentement, elle avance le bras et lui touche le poignet dans l'espoir d'y sentir quelque battement.  Elle lui met la main au cou, lui tâte la carotide, attend pendant quelques secondes mais ne perçoit pas de poul.

 — Oh, Lord! fait-elle en ramenant la main à sa bouche.

 D'un pas incertain, elle remonte la pente du ravin et retourne à sa voiture en se grattant la tête.  Maintenant la portière ouverte, elle s'assoit en travers sur le siège, jambes écartées, et garde les pieds à terre.  Elle appuie les coudes sur ses genoux, se prend la tête à deux mains et tente de réfléchir et de rassembler ses esprits.

 « Il n'y a pas âme qui vive un kilomètre à la ronde », dit une voix intérieure.  « Personne ne t'as vue, ni entendue.  Et puis t'as une pelle dans le coffre arrière et des muscles capables de soulever un boeuf ».

 « T'as aussi une conscience » lui chuchote une autre voix.  « Une conscience plutôt large mais pas encore criminelle, à ce que je sache.  Et ce que tu t'apprêtes à faire, Suzie-Q, c'est pas très beau. »

 Et pendant qu'elle cogite, elle croit entendre tout à coup un petit bruit, à peine perceptible, comme le claquement d'une valve de moteur. 

 — J'ai pourtant bien stoppé le moteur, se dit-elle en jetant un coup d'oeil à la clé dans le démarreur.

 Peu à peu, toutefois, le bruit se rapproche et s'intensifie.  Est-ce un train?  Mais elle comprend soudain :

 — Un hélicoptère!  Oh, F...!  Il ne manquait plus que ça!

 Elle bondit hors du véhicule et lève les yeux au ciel.  Derrière la cime des arbres apparaît bientôt un immense faisceau lumineux qui scrute le sol.  Et dans un tintamarre d'enfer, l'engin se montre enfin et elle reçoit le faisceau en plein visage.

 Repérée, elle baigne dans cette lumière aveuglante et, comme un rat pris au piège, elle fige sur place.  De son bras droit, elle se couvre la figure et détourne le regard.  Au même instant, elle aperçoit sur la route, derrière une côte, d'autres faisceaux qui percent le brouillard : des phares de voitures approchent au son des sirènes.  Trois autos-patrouilles se pointent enfin, dévalent la côte, arrivent en trombe et s'arrêtent net en encerclant son Pick-up dans un nuage de poussière.  Une demi-douzaine de policiers en descendent et accourent dans sa direction.

 — Où est-il? s'écrie l'un d'eux.

 Elle comprend mal ce qui se passe.  Comment peuvent-ils savoir, sapristi!

 En un instant, le paysage sylvestre s'est transformé en un véritable scénario de film d'espionnage.  L'hélico qui balaie la végétation et couche les arbres comme de vulgaires pieds de céleri, les projecteurs qui l'assaillent de toutes parts, le cri strident des sirènes, les phares clignotants, le bruit des moteurs, les policiers qui courent en tous sens et les autos-patrouille qui l'encerclent telle une criminelle.  Elle verrait atterrir James Bond dans une soucoupe volante qu'elle ne serait guère plus surprise.

 À la question que lui répète l'agent, elle indique du doigt le fond du ravin et trois policiers s'y ruent immédiatement.

 Puis elle entend l'un d'eux qui dit :

 — C'est lui.  Tiens, Bernie, regarde : le serpent tatoué au poignet.  Y a pas de doute : c'est bien lui.

 Deux policiers prennent place près du corps et chacun prend son bout; l'un lui saisit les bras et l'autre, les pieds.  Ils soulèvent leur charge et la déposent sur un brancart, puis ils remontent la pente en haletant tandis que le troisième, un gros gaillard bedonnant, attrape son cellulaire et alerte la centrale tout en suivant ses compères à deux pas derrière.

 — Est-ce qu'il est encore vivant? se risque à demander Suzie lorsque le bedon au cellulaire passe devant elle.

 Mais il ne semble pas l'entendre, occupé qu'il est à palabrer avec ses patrons.  Quand il referme enfin son appareil, il se tourne vers elle et l'empoigne par le bras.

 — Venez avec moi, dit-il en l'attirant vers une auto-patrouille où il la fait asseoir sur la banquette arrière.

 Suzie lui obéit tandis que le bedon prend place sur le siège avant et se met à écrire dans un calepin.  Sans se retourner, il demande :

 — Nom et adresse, s'il vous plaît.

 — Suzie Q..., xxyy de la rue Sauvé, à Montréal.

 — Que s'est-il passé?

 — Ben, je conduisais, tout simplement, et il est venu se braquer devant moi.  J'ai même pas eu le temps de freiner.  Je l'ai heurté de plein fouet et il s'est retrouvé dans le fossé.

 — Hmm... fait le bonhomme distraitement tout en continuant d'écrire.

 Après un long moment, Suzie se demande s'il a bien compris car il ne semble pas vouloir pousser l'interrogatoire plus avant.  Toujours en lui tournant le dos, le type balaie le vide du revers de la main et dit :

 — Vous pouvez repartir.

 — Hein???

 Il se redresse et en se retournant, comme s'il s'adressait à un simple d'esprit, il répète en la regardant :

 — Vous pouvez RE-PAR-TIR.

 — Mais...  vous voulez dire qu'on ne va pas m'arrêter?

 Le bonhomme fronce les sourcils, pose son calepin sur le siège et la regarde d'un drôle d'air.  Sur les entrefaites, un autre policier les rejoint et le bedon lui dit, d'un geste de la tête qu'il jette en direction de Suzie :

 — C'est une comique, celle-là!  Elle croit qu'on est venu l'arrêter!

 Son compère sourit mais, plus poli, il tend la main à Suzie et la prie de le suivre.  Il la reconduit à sa Ford tout en lui fournissant des explications :

 — Vous venez de capturer un criminel, dit-il.  Un Américain qui avait réussi à franchir la frontière non loin d'ici.  C'est un tueur en série que les autorités pénitentiaires du Nevada ont condamné à mort l'hiver dernier.  Une ordure, vous comprenez.  En fait, ça fait des mois qu'on essaie tous de lui mettre le grappin dessus.  S'il n'en tenait qu'à moi, je vous décernerais une médaille.

 — Wow! fait Suzie qui hoche la tête en se grattant l'avant-bras.  Et moi qui croyais...  Mais, dites donc, est-ce qu'il est mort, oui ou non?

 Elle ne sait s'il fait l'idiot ou s'il n'a tout simplement pas compris sa question, car il dit seulement :

 — Allez, rentrez chez vous maintenant.  Il se peut que nous vous contactions, en cas de besoin; mais vous pouvez dormir sur vos deux oreilles à présent.

 — Ok, fait Suzie en s'affalant dans son siège. Oh, une minute, dit-elle : pourriez-vous me dire où nous sommes exactement?  Je suis franchement perdue.

 — Oh, mais bien sûr.  En fait, si vous aviez avancé quelques centaines de mètres de plus, vous vous seriez heurtée à la frontière américaine.  C'est une frontière non gardée comme il y en a plusieurs, et le chemin se termine dans un cul-de-sac, en pleine forêt.  Si j'étais vous, je ferais marche arrière et regagnerais l'autoroute.

 — All right, boss, lui sourit-elle en lui servant une de ces solides poignées de main qu'il n'attendait pas.

 Suzie tourne la clé du moteur, retourne sa voiture en sens inverse et jette un dernier coup d'oeil à la scène tandis que l'agent lui envoie la main en s'éloignant.

 — Ha! fait-elle en se tapant la cuisse, on ne me croira jamais quand je vais leur raconter ça en ville!

 En franchissant la première côte, elle se retrouve à nouveau en rase campagne, dans le silence de la nuit où seules quelques lucioles brillent ici et là dans les champs.  Elle roule, toutes fenêtres ouvertes, et le vent d'août est chaud et humide; mais ça lui fait du bien.

 Toutefois, elle a à peine parcouru un kilomètre qu'elle croit deviner une silhouette qui avance en titubant au bord de la route et, ayant eu sa leçon, elle applique immédiatement les freins.  En apercevant un bras tendu, elle se demande qui peut bien avoir envie de faire de l'auto-stop ici à une heure pareille.

 Lorsque la silhouette se rapproche suffisamment, elle aperçoit soudain le T-shirt maculé qui se rue sur la Ford et le serpent au poignet qui tente de s'agripper à la portière.

 Comme si elle avait le diable aux trousses, elle écrase l'accélérateur et fonce droit devant, dévale les côtes en montagnes russes, prend les courbes à angles droits, écorche les arbustes au passage, évite les fossés de justesse.  En moins de deux, elle a rejoint l'autoroute, s'engage sur l'asphalte dans un crissement de pneus et rentre en ville à toute allure.